En 1978, de passage à Paris pour sa première exposition personnelle au Centre Pompidou récemment ouvert, Michaël Snow rencontre Marguerite Duras. Aucun des deux n’a vu les films de l’autre ; Duras vient de terminer « Le camion » et Snow, lui, a déjà réalisé « Wavelength », « La Région Centrale » et « Rameau’s Nephew ». La conversation est retranscrite par Dominique Noguez, qui a été à l’initiative de la rencontre et a amené Michaël Snow jusqu’à Neauphle-le-Château pour un projet d’article qui n’a jamais vu le jour. Voici un extrait du dialogue.



M. Duras : Il paraît que vous êtes un as de la combinatoire. Alors pour vous le cinéma, ce serait une machine aléatoire ? Pour vous c’est une machine aléatoire ?

M. Snow : Je laisse toujours des espaces pour le hasard et la chance. Sans hasard, cela devient du travail. Je veux voir ou entendre quelque chose auquel je n’ai jamais été confronté. Sans aprioris sur ce que ça va donner. Au fond, je suis un « essayeur ».

M. Duras : On m’a parlé de vos films au festival d’Hyères. De ce que vous, en Amérique, vous appelez le cinéma « expérimental ». Cela m’effraie.

M. Snow : Pourquoi ?

M. Duras : La société traite la liberté comme une aliénation. Elle autorise ce qu’elle peut mettre à l’écart. Il ne faut pas lui permettre.

M. Snow : Je suis d’accord. Mais ce mouvement identitaire m’a tout de même permis de découvrir des cinéastes importants. Il y a un enjeu à ce que les films circulent. Vous, ici, vous arrivez à travailler dans l’industrie, vos films sortent dans les salles…

M. Duras : Gaumont m’a donné dix millions pour faire « Le camion ». Pour le cinéma, c’est très peu. Je ne sais pas si j’étais prête, je n’ai pas réfléchi, je me suis jetée à l’eau. Si la copie de travail n’avait pas été bonne, on n’aurait pas tiré de copies du film.

M. Snow : Est-ce que vous ne croyiez pas que vous avez de l’argent pour faire des films parce que vous racontez des histoires ?

M. Duras : On vous dira pourtant que ce que je fais ce n’est pas du cinéma. Mes films, ce sont des histoires sur des images proposées. Et c’est pour moi le cinéma. Il y a quarante ans que le cinéma a honte de la parole, comme il a honte d’être intelligent.

M. Snow : Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de mot qu’il ne peut pas être intelligent.

M. Duras : Quand le cinéma réduit l’histoire à une seule image, c’est une espèce de prise de pouvoir sur le spectateur. Je sais que ce n’est pas ce que vous faites.

M. Snow : Mais je pourrai faire un film avec seulement des mots.  Un à la fois, écrit sur l’écran. C’est une idée que j’ai. Vous y verrez peut-être une histoire, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse.

M. Duras : Et moi je pourrais faire un film où l’écran serait noir et où je raconterais. Je ne suis pas sûre que cela vous plaise.

M. Snow : Il faut voir — ou plutôt : il faut entendre ! (Il et elle rient.) Un film m’intéresse à partir du moment ou je peux me le représenter comme une sculpture, dont les matériaux seraient la lumière et le temps.

M. Duras : Je suis plutôt attachée au potentiel illimité du texte. A sa prolifération illimitée d’images.


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