J’ai voulu faire un film à partir d’un roman que je n’avais pas lu.
Plus précisément, que je ne pouvais pas lire, puisqu’écrit dans une
langue qui m’est étrangère — et jamais traduit.(1) Etrange idée, me
direz-vous. C’est une question de confiance. D’intuition, un peu, mais
surtout de confiance. Aujourd’hui je peux dire que ne me suis pas
trompé, qu’il y a dans La catacombe de Molussie de Günther Anders une
profonde actualité.
Sans pouvoir lire « le script », comment procéder ? Simplement.
Toujours procéder simplement… J’en connaissais tout de même la trame
fictionnelle : des prisonniers, plongés dans l’obscurité d’une geôle
d’un état fasciste imaginaire, la Molussie, se transmettent des
histoires à propos du dehors, comme autant de fables à portée
philosophique. Comment faire ?
Simplement filmer ce pays imaginaire. Pas besoin d’aller bien loin pour
cela. Errer avec l’amie Nathalie à travers les paysages plus ou moins
urbanisés, plus ou moins industrialisés. S’arrêter ici et là. Il est
remarquable qu’en procédant de la sorte, vient un moment où ce qu’il
est nécessaire de filmer apparaît nettement sans que qu’un quelconque «
projet » n’en ai décidé la nature. Fabriquer quelques machines avec
l’ami Christophe pour rendre l’entreprise plus complexe et le résultat
moins prévisible. Ne pas omettre de filmer quelques humains dans leur
activité la plus courante : le travail. Un pays n’est jamais
complètement désert.
L’ami Stefan m’a donné un lot conséquent de films de prises de vues 16
mm ultrapérimé. Il est si difficile d’obtenir avec une image
intéressante que je manque d’abandonner de m’en servir au bout d’un an.
Je finis par trouver une technique de développement et de tirage
approprié. Cette image granuleuse, râpeuse, atemporelle peut parfois se
révéler fascinante comme un tableau de Caspar David Friedrich. Je
persévère. Sans les possibilités que m’offre un laboratoire
cinématographique d’artistes comme L’Abominable, je n’aurais pas pu
faire ce film.
Les tournages se succèdent. J’apprends un peu d’allemand. Les mois,
bientôt les années passent. Je commence à avoir pas mal d’images et de
sons. La Molussie se dessine. Je demande à l’ami Peter s’il veut bien
lire le livre pour moi. Avant lui, en 2001 déjà, l’amie Jutta l’avait
lu lorsque j’en avais fait acheter un exemplaire en Allemagne, plus
plus récemment l’amie Carole qui vit à Berlin. Le roman a été
écrit entre 1932 et 1936 par Günther Stern dit « Anders » (soit en
français : « Autrement »), nom de plume pris par accident lors d’une
altercation avec le rédacteur en chef du journal où Stern écrivait :
— Nous ne pouvons pas sortir la moitié de nos articles sous la signature de Günther Stern !
— Et bien vous n’avez qu’à m’appeler aussi autrement !
Günther Anders gardera toute sa vie d’écrivain ce pseudonyme marquant à
la fois l’anonymat et la différence. Il termine une première version de
la Catacombe avant la prise du pouvoir par Hitler, puis confie le
manuscrit à l’éditeur de Brecht. Celui-ci, par prudence, l’enveloppe
dans un couverture représentant une carte d’Indonésie auquel il ajoute
une île du nom de « Molussie » pour faire croire à un récit de voyage.
A peine a-t-il terminé que la Gestapo débarque chez lui et saisit tous
les manuscrits qui s’y trouvent. Par chance les censeurs tombent dans
le panneau et rendent celui de la Catacombe sans l’avoir lu. En mars
1933, peu après l’incendie du Reichstag et son enchaînement fatal de
conséquences, Günther Anders et sa femme, Hannah Arendt, quittent
l’Allemagne. En exil à Paris, avant de partir aux USA en 1938, Anders
complète fiévreusement le livre, qui triple de volume. Il tente de le
faire éditer mais ne trouve personne pour le faire. Après la guerre, il
considère que l’éditer n’aurait plus de sens et il faudra attendre
l’année de la mort d’Anders, 1992, pour que Becks le publie en
Allemagne. Aujourd’hui, le livre est épuisé sans qu’il ait été traduit,
bien que l’œuvre philosophique et politique d’Anders, postérieure à cet
unique roman, circule largement.
L’ami Peter, donc, lit la Catacombe et je lui demande de choisir un
certain nombre de chapitres qui lui semblent intéressants pour le film.
Peter me connaît bien, il a traduit mon film précédent, Schuss ! en
allemand. Confiance. Il m’envoie sa sélection. J’y ajoute un certain
nombre de chapitres dont le titre m’attire. Avec l’amie Nathalie, nous
déchiffrons tout cela et le traduisons grossièrement pour que je puisse
m’y retrouver. Peter vient à Paris, et après discussion avec lui je
réduis un peu la sélection et on enregistre la lecture des chapitres
gardés.
Je peux m’attaquer au montage. Mais comment faire ? Simplement…
J’associe les textes lus avec des ambiances sonores. Je privilégie les
sons enregistrés dans la durée, qui se développent dans le temps de
manière quasi musicale. Complètement indépendamment, je fabrique des
suites d’images. Des trajets hypothétiques à travers le pays
imaginaire. Les ébauches se constituent peu à peu.
Vient le moment de les faire rencontrer les pistes sonores. De
curieuses associations naissent. Il faut que le son et l’image
frottent, sans se tuer. Curieusement, il n’y a pas tant de
possibilités. Peu à peu, le nombre de parties et ce qui les constitue
se fixe. Dès le départ, j’avais pensé que chaque partie pourrait
trouver une place quelconque dans le film. Cette contrainte d’un
ordonnancement aléatoire rend l’exercice du montage assez
particulier. Peu à peu, il apparaît qu’un seul fragment de texte
peuplera chaque partie du film. Un parcours visuel, une ambiance
sonore, un texte : comme un classicisme improbable. Et il confirme qu’«
autrement » sera le titre du film, associé au nom de cet étrange pays.
Il faut tout de même ajuster, déplacer, inverser, raccourcir ici et
laisser de la durée là. Mais sans trop contraindre pour ne pas trahir
le bonheur d’un son et d’une image simplement posés ensemble, sans
préméditation, dans le temps. Et laisser reposer l’ensemble, avant,
périodiquement, de se remettre à l’écoute du film.
Pendant ce temps, L’Abominable devient expulsable, la procédure avance
puis s’accélère, il faut déménager le labo. On ne garde sur place que
la table de montage 16 mm pour le dernier mois d’août, que je puisse
terminer le film. On est finalement expulsés par surprise dans un
ultime rebondissement et le film est fait prisonnier. Il faut jouer les
passe-murailles pour finaliser les dernières coupes, enfermés à
l’intérieur du labo comme les prisonniers du roman, à l’endroit même où
j’ai filmé Peter qui les figure.
Nicolas Rey
Septembre 2011
1. J’ai néanmoins récemment découvert l’existence d’une traduction en italien datant de 2008 (ed. Lupetti).